« Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite. » (Ivan Illich)
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(Extrait de Pour un catastrophisme éclairé — Quand l’impossible est certain, Jean-Pierre Dupuy, 2002)
Je résume ici en quelques mots, avant de l’approfondir plus loin, le cœur de la critique illichienne, dont le concept clé se nomme « contreproductivité ».
Toute valeur d’usage peut être produite de deux façons, en mettant en œuvre deux modes de production : un mode autonome et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en s’éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l’éducation de la part d’un professeur payé pour cela. On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d’un thérapeute professionnel. On peut avoir un rapport à l’espace que l’on habite fondé sur des déplacements à faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental à l’espace, le but étant de le franchir, de l’annuler, le plus rapidement possible, transporté par des engins à moteur. On peut rendre service à quelqu’un qui vous demande de l’aide ; on peut lui répondre : il y a des services pour cela.
Contrairement à ce que produit le mode hétéronome de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général être mesuré, évalué, comparé, additionné à d’autres valeurs. Les valeurs d’usage produites par le mode autonome échappent à l’emprise de l’économiste ou du comptable national. Il ne s’agit certes pas de dire que le mode hétéronome est un mal en soi, loin de là. Mais la grande question qu’Illich eut le mérite de poser est celle de l’articulation entre les deux modes. Il ne s’agit pas de nier que la production hétéronome peut vivifier intensément les capacités autonomes de production de valeurs d’usage. Simplement, l’hétéronomie n’est ici qu’un détour de production au service d’une fin qu’il ne faut pas perdre de vue : l’autonomie. Or l’hypothèse d’Illich est que la « synergie positive » entre les deux modes n’est possible que dans certaines conditions très précises. Passés certains seuils critiques de développement, la production hétéronome engendre une complète réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique, telle que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en place ce cercle vicieux divergent qu’Illich a nommé contreproductivité.
L’appauvrissement des liens qui unissent l’homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes, qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. Résultat paradoxal : passés les seuils critiques, plus la production hétéronome croît, plus elle devient un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elle est censée servir : la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d’information détruisent le sens, le recours à l’énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future et, last but not least, l’alimentation industrielle se transforme en poison.
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Ce qui est ici en question est la critique du projet technicien qui caractérise la société industrielle. J’entends par là la volonté de remplacer le tissu social, les liens de solidarité qui constituent la trame d’une société, par une fabrication ; le projet inédit de produire les relations des hommes à leurs voisins et à leur monde comme on produit des automobiles ou des fibres de verre. L’autoroute, le rein artificiel et l’Internet ne sont pas seulement des objets ou des systèmes techniques ; ils trahissent un certain type de rapport instrumental à l’espace, à la mort et au sens. C’est ce rapport instrumental, le rêve de maîtrise qu’il recouvre que la critique se doit d’analyser pour en mesurer les effets délétères. Car il ne faudrait pas qu’en voulant dominer la nature et l’histoire par leurs outils, les hommes ne réussissent qu’à se faire les esclaves de leurs outils.
Les transports au cœur de la critique illichienne
« À pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. [...] Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail. » (Ivan Illich, Énergie et équité, 1972)